Ambassade de France
Des photos étalées sur le bureau d’un employé de l’Ambassade. Il les examine consciencieusement : « Je doute que cet orphelinat existe encore aujourd’hui »
Il prend une photo sur laquelle on aperçoit un bâtiment sans étage, au toit recouvert de tôle ondulée : « Le gouvernement thaïlandais a fermé les yeux sur les adoptions d’enfants par les américains. Quand le conflit au Vietnam s’est terminé, les bases militaires ont fermé et beaucoup d’américains sont rentrés chez eux ».
« Je sais » dit l’inconnue. « Ma fille avait toutes les chances d’être américaine. Mais nous sommes passés ici avec mon mari… et elle est devenue française »
« Une française sur le papier. Mais cent pour cent thaïe d’apparence »
Il examine une photo de la jeune-fille : « Rien de plus facile pour elle que de se fondre dans le paysage,
L’inconnue, agacée, se lève et ramasse les documents sur le bureau. L’employé cherche à se rattraper en manifestant un nouvel intérêt. : « Vous êtes sûre que votre fille est en Thaïlande ?
« L’agence m’a confirmée lui avoir vendu un billet d’avion pour Bangkok ».
« Il y a toutes les chances pour qu’elle soit retournée à l’endroit où elle a été abandonnée : à Udon Thani. Vous avez le nom de la mère ?
L’inconnue soupire : « Oui mais aucune adresse précise »
« Comment s’appelle votre fille » ?
« Sawng Si » (Deux couleurs)
Bangkok 6 heures du soir
Dans un des plus grands centres commerciaux de la capitale : l’envers de la rue : la vie a l’état congelé. Dans une librairie, l’inconnue feuillette le livre d’un auteur thaïlandais : Pira Sudham : « People of Isan ». Elle l’achète et rejoint la moiteur de la rue. L’air est bleu de vapeurs d’essence. La sonnerie du portable de l’inconnue résonne faiblement dans la cacophonie général : « Allo… Quoi ! »
Sa voix, excitée, monte d’un cran : « C’est fou ! On dirait qu’elle a laissé exprès des indices sur sa route. « Le « Full Moon » c’est ça ? Julien Tu es génial ! Un instant je note »
Elle inscrit les indications sur la page de garde du livre de Pira Sudham : « Cette adresse, tu l’as vraiment trouvée sur son bureau ? Griffonnée sur un ticket de métro ? C’est dingue ! C’est une piste, j’en suis sûre. Je vérifie, je te rappelle. Bises ». Elle raccroche
Khao San Road – 8 heures du soir
Khao San : tatouages, piercings, dreadlocks, bars, musique tonitruante, voyageurs désargentés, étudiants pressés de s’encanailler, agences de voyages bon marché, traficoteurs de toutes sortes, échoppes louches et curieux persuadés de frôler l’aventure. L’inconnue débarque devant le « Full Moon hôtel » un établissement un peu délabré. On entend presque son cœur battre la chamade. Elle hésite quelques secondes puis entre dans l’immeuble. Dans ce qui tient lieu de hall elle saisit des bribes d’anglais, d’allemand, de suédois et même de yiddish. Sur un banc : un occidental, du mauvais côté de la cinquantaine. Une fille aux longs cheveux noirs est quasiment assise sur ses genoux. Elle a l’air d’une adolescente endormie. L’inconnue sort la photo de sa fille de son sac et la plante devant le garçon de la réception.
« Vous connaissez cette jeune-fille ? Est-ce qu’elle est ici » ?
Le garçon arrache quasiment la photo des mains de l’inconnue et répond, rigolard : « M’am, ici beaucoup filles asiatiques ».
« Je sais mais elle, elle est française. Elle parle français. Elle s’appelle Sawng Si »
« Sawng Si ? Nom thaï hein » !
« S’il vous plait, elle est encore ici ?
Le garçon regarde à nouveau la photo, se concentre un court instant : « Elle, plus ici. Elle, thaï pas comprendre !
« Bien sûr, puisqu’elle est fr… »
L’occidental aux cheveux gris est venu s’accouder au comptoir. D’un geste preste, il subtilise la photo des mains de l’asiatique lequel se désintéresse aussitôt du problème en haussant les épaule : « Sawng Si, je l’ai rencontrée ! »
L’occidental parle français avec un fort accent américain : « Elle a pris un bus pour Udon. Je me rappelle parce que j’ai discuté avec elle, j’aime bien parler français »
« Pour où »? Insiste l’inconnue
L’adolescente est venue s’agripper aux basques de l’américain qui lui glisse quelques mots à l’oreille.
« Je parle un peu thaï ! Oh ! Au fait, moi c’est Steve. Elle, c’est Plaa » Et il se met à rire bizarrement pendant quelques secondes interminables… : « Plaa… ça veut dire « poisson ». C’est son surnom. Ils en ont tous ici des surnoms, Sawng Si, c est son vrai nom ?
Un bar de Khao San, 10 heures du soir
Un bar bruyant. Un carrefour de toutes les nationalités. Des voyageurs persuadés que l’exotisme c’est ça : prostituées, « Mékong » (whisky local) pop musique américaine et informations qui circulent pour un « ailleurs » toujours plus lointain. Les bouteilles de bière s’alignent devant Steve. Cela semble être la moyenne sur les autres tables aussi.
Steve et l’inconnue sont en grande discussion. Plaa est silencieuse. Elle ne comprend pas le français. Curieuse cependant, et parce qu’elle a entendu plusieurs fois prononcer le nom de Sawng Si, elle demande timidement en anglais à Steve : « Qui est Sawng Si » ?
Il répond en désignant l’inconnue : « Sa fille ».
Plaa reste bouche bée. L’information ne parvient pas tout de suite à son cerveau. Réaction courante lorsqu’on parle d’enfants thaïs adoptés par des occidentaux, Quand elle a bien enregistrée l’explication de Steve : la guerre au Vietnam, les bases américaines à Udon, les familles pauvres qui abandonnent leur bébé à l’orphelinat…. Plaa réagit d’un coup : « Moi aussi être de Udon ! »
Plaa est passée de sa somnolence de petit poisson à une excitation volubile que plus rien n’arrête. Elle délaisse les bras de Steve et attrape les deux mains de l’inconnue. Elle ne les lâchera plus pendant toute la durée de sa longue explication dans un américain /thaï un peu haché mais parfaitement compréhensible.
« Moi, aurais pu être ta fille »
Son regard si calme jusque là, comme une eau sombre et dormante, se fait de braise étincelante de rêves irréalisés. L’illusion de ce qu’aurait pu être sa vie l’illumine. Son visage a retrouvé l’innocence de la petite paysanne qu’elle aurait dû être si elle était restée « là-bas ».
« J’aurais pu être ta fille si ma mère m’avait abandonnée. Mais elle, pas savoir pour orphelinat... A huit ans, moi travailler dans rizière. Mais pas assez à manger, alors chercher grenouilles dans la terre, ou crabes, pour manger. Mon père, partir avec autre femme. Moi, après, travailler servante pour famille riche. Mais pas beaucoup d’argent. Juste coups et pas beaucoup nourriture. Après, moi partir dans « swaeat shop » (ateliers clandestins), mais toujours enfermée, moi me sauver et travailler dans bar à Patpong, Moi envoyer argent à ma mère. Mais pas assez pour payer dettes. Alors travailler dans salon massages. Beaucoup clients. Beaucoup « farangs ».
Pendant une partie de la nuit, Plaa raconte sa vie de petite masseuse-prostituée. La façon ridicule dont les « farangs » tombent amoureux. Sa façon à elle d’en tirer partie, bien longtemps après qu’ils aient quitté le pays. Les lettres écrites par « l’écrivain public » pour apitoyer ces clients lointains qui continuent souvent d’envoyer de l’argent « pour la mère malade », « pour le petit frère à l’école », « pour l’enterrement de la grand-mère ». C’est ce que croient les étrangers qui « achètent » l’amour. L’argent, toujours l’argent. Il faut faire vivre la famille. En Thailande, tout se monnaye : l’amour, le sexe, la beauté. Et si on est jolie « souay » pour les filles, « look low » pour les garçons, alors c’est un peu plus cher.
Les filles des campagnes et des bidonvilles apprennent vite à transformer leur visage « narak » (mignon ) en billets de banque qu’elles embrassent avant d’en envoyer à la mère, quelque part dans les rizières du pays Isan.
Une « gogo bar » peut gagner en quelques jours l’équivalente d’un salaire de prof d’université. De toue façons, 10 fois plus qu’en usine et encore beaucoup plus que dans la boue des rizières. Mas il n’y a pas que la chance, il y a aussi la peur : les clients ivres, brutaux, bizarres, ou ceux qui ne payent pas. Et puis les risques de maladie. Le sida. Plaa raconte l’histoire d’une copine qui s’est suicidée par honte d’avoir à l’avouer à sa famille. Plaa ponctue son histoire de regards caressants à l’inconnue et de « j’aurais pu être ta fille, si ma mère avait su ! » Celle-ci effleure doucement le visage de la petite prostituée : « C’est vrai tu aurais pu être ma fille, et elle, elle aurait pu être là, à ta place ce soir ».
Un nuage de tristesse traverse un court instant le front de Plaa, mais elle hausse vite les épaules : « Mai pen rai »
Steve traduit ; « En thaï ça veut dire « ça ne fait rien », pas de problème. C’est un mot qui rejette en arrière tous les soucis et toutes les préoccupations. Le thaïlandais pense qu’il vaut mieux vivre dans le présent et ne pas trop s’attacher aux idées ou aux choses. Mai pen rai, c’est une philosophie. « Allez on rentre ! »
Il se lève et entraine Plaa avec lui ; « On va aller « pai thiauw ». Il éclate de rire : « Encore un mot thaï qui veut dire « aller se promener » « sortir sans but ». De la philosophie toujours ! Aller vers rien, pour rien ». C’est beau hein ?
Il se penche pour embrasser Plaa qui le repousse sans ménagement. Elle déchire un morceau de papier sur lequel elle griffonne : « Va voir ma mère à Udon. C’est adresse elle, et dire elle : moi aller bien »
L’inconnue n’a pas eu le temps de remercier, le petit poisson a déjà disparu. Et comment a-t-elle dit déjà « Ah oui ! Mai pen rai » !
Un jeune-femme que les enfants abandonnés appelaient "maee" (mere) à l'orphelinat de Udon
Les commentaires récents