Le fils de notre propriétaire nous a déniché deux bicyclettes de type hollandais, guidon haut et porte-bagages. Me voilà perchée sur une selle trop haute, non réglable, pouvant à peine poser pied à terre, et déséquilibrée par le poids de ma fille à l’arrière. A nous, la route balinaise avec un moral à toute épreuve et qu’importe l’ardeur du soleil, les pluies sporadiques de mousson, et les mômes qui s’endorment après quelques kilomètres ! Pour tenir ma fille éveillée j’attire son attention sur les buffles, les enfants qui jouent sur la route, sur les volcans qui se reflètent dans les rizières, ou je lui raconte de histoires au terme desquelles elle finit toujours par s’endormir la tête sur mon dos. Un jour, entraînées dans une pente un peu sévère, on fait un vol plané sur la mousse du bas-côté, à la grande joie de mon fils qui se félicite de ne pas faire équipe avec moi. Lorsque la nuit est belle et constellée d’étoiles, les crapauds-buffles emplissent l’air tiède de leur concert monotone, je traverse les villages endormis en chantant à tue-tête, affolant les chiens qui se mettent à hurler, le cœur plein à éclater d’un bonheur impossible à contenir.
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« On enterre un mort » ! Enveloppé de bandelettes blanches et couché sur une litière de bambou, le corps du mort est promené à travers tout le village. Comme tous les badauds, on suit la procession jusqu’à un petit cimetière près de la plage. La crémation des morts est le devoir sacré du Balinais, elle permet la fuite de l’âme et favorise la réincarnation, crémation qui ne peut avoir lieu qu’à un jour faste choisi par le Pédanda. Les familles trop pauvres pour s’offrir une crémation individuelle attendront l’occasion d’une crémation collective pour délivrer l’esprit du mort au cours de réjouissantes kermesses avec feux de Bengale, pétards et confettis.
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Pour se rendre à la poste de Denpasar, 10 kilomètres en « bémo », petite camionnette tirée par une moto et dans laquelle s’entassent passagers en route ou de retour du marché, avec canards et poulets. En équilibre sur le marchepied arrière, un gamin racole les passagers en hurlant « Denpasar, Denpasar » ! Si pas de passager au départ de Kuta, il tire la manche de flâneurs « want to go to Denpasar », puis rattrape le bémo en courant. Lorsque le plein est fait, tous serrés comme des sardines, alors on se met en route. Le bémo s’arrête à la demande. Ça monte, ça descend jusqu’à l’arrivée à Denpasar.
La « post office » est le rendez-vous de tous les cheveux longs et affro de l’île. On se salue, se sourit… on est tous là pour la même raison : collecter le courrier arrivé d’Europe. Au guichet, et chacun son tour, on plonge avidement dans le tas d’enveloppes tendu par l’employé, en principe par ordre alphabétique. Je cherche à la lettre V. Déçue, je n’y trouve pas notre nom. On a beau avoir quitté parents et amis pour voyager à l’autre bout de la planète, on n’en attend pas moins des nouvelles avec impatience. Rien. Faudra interrompre notre tranquillité kutienne, pour revenir à Denpasar.
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Plage. Impression désagréable de vacances ! mes enfants jouent avec ceux de coopérants Suisses qui semblent ravis de discuter avec Pierre. J’ai des fourmis dans les jambes. Comment échapper à l’ennuie. Des pas sur le sable, un rire d’adolescent « Hi » ! c’est UDHI, étudiant Javanais. Cheveux longs sur les épaules, il s’avance, triomphant dans le soleil. « J’ai emprunté la moto d’un copain australien, on l’essaye ? » Fini l’ennuie ! je crie aux autres :« Je pars faire le tour du village » !!
UDHI démarre sur les chapeaux de roue et je m’accroche à la taille de ce gamin flexible comme un bambou. Je le supplie de ralentir, il rit ! Le village est déjà loin. La route file au milieu de rizières, direction le sud de l’île. Grisée par la vitesse je finis par hurler : "plus vite, encore plus vite". « Tu n’as pas peur de mourir ? » crie UDHI en se retournant et en riant de toutes ses dents tandis que ses cheveux volent sur mon visage. Je me plaque contre lui, les yeux grands ouverts, et bizarrement fascinée par l’idée de la mort. « Regarde ! » Virage à 90 à l’heure sur des graviers, les roues crissent, la moto penche, on va tomber, je ris. « C’est comme ça que je veux vivre, comme ça que je veux aimer : dangereusement. La vie est belle ! » Belle mais fragile, les roues quittent la route, mordent sur le bas-côté, zigzaguent, patinent, on vient d’éviter une poule. « Rentrons maintenant, j’ai froid, le soleil tombe. » « Non ! » hurle UDHI, « je voudrais te montrer le temple d’Ulu Watu ». On grimpe péniblement un plateau rocailleux, laissant derrière nous, la végétation et les villages. C’est la presqu’île de Buki. Une falaise calcaire qui domine l’océan. La piste s’arrête au-dessus du vide. Brutalement. Les freins crissent, je hurle « Non ! », la moto vibre et s’immobilise à quelques centimètres du gouffre. 250 mètres plus bas, les vagues de l’océan se brisent sur les rochers.
Je soupçonne UDHI d’avoir concocté cette mise en scène jusqu’à cette arrivée au-dessus du vide. A son sourire je comprends que c’était bien cela qu’il voulait. J’ai envie d’éteindre la petite lueur de satisfaction qui brille dans le regard à cet inconscient. Comme une idiote, je bégaye : « c’est bon, je rentre à pieds ». A 30 kilomètres de Kuta ! « Mais je n’ai pas voulu t’épater » répond calmement UDHI en s’asseyant au bord de la falaise, « pendant quelques secondes, j’ai réellement eu envie de sauter dans le vide avec toi, j’ai souhaité faire durer ce moment de pur bonheur ou mieux… » Intriguée je l’interroge du regard : « J’ai eu envie de partir avec toi, n’importe où. Au bout du monde ». Mais moi, j’y étais déjà, moi, au bout du monde. « Mais j’ai vite réalisé que ce n’était pas possible que rien ne serait jamais possible, alors l’idée de mourir m’a traversé l’esprit à l’instant même où je serrais les freins pour retenir la moto ».
« Un plongeon dans une mer turquoise et chaude, quelle mort triomphante quand on a 20 ans ! Tellement romantique, plus romanesque en tout cas que de vieillir inexorablement, mais je n’ai plus tout à fait 20 ans, même si je suis toujours aussi folle, et puis je ne suis pas seule. Enfin, je n’ai pas encore envie de mourir. » UDHI me sourit d’un air faussement contrit, et, sûr déjà d’être pardonné, me prend la main et m’entraîne vers un petit temple qui se dresse, isolé, au sommet d’un rocher, face à une mer qui flamboie et s’embrase sous le soleil couchant. « C’est Ulu Watu, un des six temples Balinais qui honore les esprits de la mer »
Le soleil a disparu. Dans quelques minutes il fera nuit. En silence nous rentrons à Kuta, rassasiés de lumière et d’images.
Les enfants sont toujours là, leurs silhouettes se profilent au loin, comme les marionnettes du Wayang Kulit, ce théâtre d’ombres javanais. Pierre parle…. M’avaient-ils vu partir ?
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