Comment aborder une personne qui paraît concentrée sur son déjeuner, un peu absente et très convenue derrière son voile noir de femme musulmane ? Et pourquoi elle ? Tout simplement parcequ’elle est assise à la table voisine de la mienne dans le food center géant du mall KLCC (twin towers mall) et que j'ai envie de parler. Elle est avec sa petite fille qui chante et me sourit, alors je me sers de la petite fille pour approcher la grand-mère….
Ça marche. Le visage s’anime. La conversation est lancée – je suis incorrigible bavarde qui, plus mes possibles interlocuteurs sont loin de moi en apparence, plus ça m’intéresse.
En deux minutes, on bavarde comme des copines Leïla et moi. De grand-mère un rien rébarbative, elle perd 10 ans en me souriant. Elle avoue 60 ans. Et tout de suite après les préliminaires, elle baisse le ton, jette des regards inquiets autour d’elle, « Vous avez de la chance de voyager seule me dit-elle. J’aurais aimé faire comme vous. Aujourd’hui, si on souhaite qu’on vous laisse tranquille, il faut vous plier à….. (elle me montre discrètement son foulard de musulmane. » Je dois me plier aux convenances de l’époque. Avant, on ne le portait pas, et puis on buvait, et on fumait aussi’…. Et elle fait mine de porter une cigarette à ses lèvres… « pas seulement des cigarettes d’ailleurs ! C’était gai avant, on était libre avant ». Elle continue de jeter des regards craintifs autour d'elle pour s’assurer qu’on ne l’écoute pas.
C’est triste. On a connu la même époque, celle d’une KL insouciante qui était musulmane, mais si peu, juste pour la forme.
Je lui raconte mon époque. « Ah oui, comme c’était chouette » ! Leïla parle un anglais parfait appris à l’université ; Son père avait un poste important dans la marine ! « Mon mari ne me laisse rien faire seule, et pourtant lui, il chante dans un bar le "Healy Mac’s", au bout de Jalan Ampang. Karim il s’appelle ! c’est un chanteur de blues, son groupe s’appelle d’ailleurs le « Blues Gang »…
Et devenez où je suis à 9 heures du soir ? au Healy Mac’s v bien sûr ! devant un cocktail maison, face à Victoria Station, un bar branché peuplé de jeunes couples d’expats avec leur bébé. En face un restaurant iranien, vide dont le seul client : barbu et keffir sur la tête observe notre bar d'un mauvais oeil.
Elle aurait aimé être avec moi ce soir au "Healy", Leïla, mais son mari n’aurait pas apprécié. Il n’y a pas de voilées dans ce bar.
J’ai dû écrire un jour que la Malaisie était l’avant-goût de ce que nous risquions de vivre, nous, bientôt en France. Sans doute, mais dans la France à venir ce sera beaucoup moins cool que dans la Malaisie d’aujourd’hui. La française sera moins soumise que Leïla. La France sera violente, ici, c'est la soumission, - question de culture - sur laquelle l’islam est venu se greffer.
Leïla, 60 ans, voilée, a eu un regard lumineux et rêveur, l’espace de notre conversation, au rappel du temps où elle n’était pas voilée (déguisée) où elle était libre. Comme son mari l’est, lui ! On se sépare. Elle rentre chez elle avec sa petite fille chanteuse. Jusqu’à quand chantera-t-elle la petite fille ?
Et moi, avec la musique blues de Karim et de son gang, avec mon cocktail maison digne des bars de Manhattan, mes frites (ben oui) dignes des baraques à frites belges et ma salade de feta qui ne rougirait sur les quais d’Athènes… j’attends l’arrivée d’un voyageur qui n’aime pas voyager, mais qui pourtant, va me rejoindre demain. Il est déjà dans le bus de nuit.
C’était juste une petite anecdote, de celle qui n’ont pas grande importance apparemment, mais qui pourtant en disent long sur la réalité de cette ville, de ce pays. Une sorte de snapshot émotionnel à placer dans le contexte d’un pays en éternel mutation comme l’écrit Ooi Kee Beng dans « Merdeka for the mind » (Indépendance d’esprit), un pays de plus en plus confronté aux problèmes de races et de religion… Au point que des distances infranchissables sont en train de se créer entre les différentes communautés.
Les commentaires récents