« L’amour, la vie, la mort »
Un jour une gamine me demande : « combien tu as payé pour ta fille ? » Une fois de plus, j’explique : l’orphelinat, l’adoption. Elle insiste cependant : « tu n’as pas payé, vraiment rien payé ? Mais alors ça vaut le coup ! »
… "Pourquoi tu n’adoptes pas un autre enfant" me demande plus tard UDHI allongé sur la plage, sa casquette d’étudiant enfoncée jusqu’aux yeux. Question piège, mais je ne comprends pas tout de suite et réponds, amusée : « Voyager avec 2 enfants, c’est un peu fou, avec 3, ce serait de la vraie folie ».
Son visage se fait triste tout à coup et pourquoi cette moue boudeuse ? Ah non, pas de larmes, ce n’est pas possible, il n’a tout de même pas pensé que… J’ai envie de hurler : « ce n’est pas parce que nous avons adopté Anh Mei en Thaïlande que je vais ramasser tous les orphelins Balinais, recueillir tous les malheureux, les laissés pour compte de la planète, les chiens sans collier, les paumés qui traînent sur les routes d’Indonésie. J’ai le cœur assez grand pour aimer les asiatiques au regard bouddhique et aux lèvres sensuelles, assez folle pour adopter tout un continent et imaginer en souriant que j’y ai peut-être vécu dans une vie antérieure, mais pas assez pour adopter l’un d’eux et surtout pas ce gamin de 20 ans au regard de mendiant. !
UDHI a la tête appuyée sur son coude et le front buté sous la casquette. Je voudrais lui dire : « rentre chez toi dans ton village de Teggal à Java, rejoins ta mère, boutiquière dans une cabane de bambou, retourne à tes études commencées à Jakarta, oublie tes rêves d’évasion, d’expatriation. Mais pourquoi faut-il que ce gosse au visage lisse encadré d’une tignasse noire, épaisse et longue, vienne bouleverser ma tranquillité ? M’aurait-il remarquée si j’avais été seule à Bali, sans enfant. Il m’aurait sans doute ignorée, autre blonde parmi les Australiennes, Américaines qui se baladent seins nus sur la plage de Kuta, fument du hasch dans leur bungalow, se goinfrent d’omelettes aux champignons magiques pour voir la mer plus verte, le ciel plus bleu, la vie plus rose… Je suis la seule « mère » sur cette plage et c’est ce qu’il a vu ce gosse ballotté, désarmé, appâté par la vie facile que lui ont fait miroiter ses amis australiens qu'il a reçus plusieurs semaines chez sa mère à Java. Ce qu’il attend de moi, je le lis dans son regard : encore besoin d’être bercé, consolé. Les Australiennes, sur leur planche ou leur moto, ces nageuses de fond aux épaules de garçon n’évoquent pas la douceur maternelle ou la féminité, tout juste bonnes pour la compétition ces filles solides et musclées comme des mecs, pas pour cajoler ou consoler un chagrin. Il a dû m’épier sur la plage UDHI, me voir embrasser, chouchouter, essuyer une larme, soigner un bobo, gronder aussi, et lui, il a transposé, ce fou !
« Adopte-moi, je t’aiderai. Je m’occuperai de tes enfants. Je ferai n’importe quoi, mais emmène-moi d’ici ».
Ne pouvant accéder à son désir, je lui fais bêtement la leçon. Comme c’est facile et cruel de lui reprocher d’avoir abandonné ses études, et puis sa mère aussi. De souligner que ses amis Australiens ont profité de son hospitalité à Teggal, et puis lui ont fait de jolies promesses qu’ils ne tiendront jamais. Pourtant ils avaient dit des mots comme : « billet d’avion, trouver un job, parrainer ». Comme c’est facile et cruel de lui dire que la France n’est pas le paradis, que loin de son île, il dépérirait sous le ciel gris de Paris, loin des odeurs douces et entêtantes des frangipaniers, qu’il s’étranglerait de langueur pour la nourriture piquante, la chaleur enveloppante et moite, de son île.
Espoirs à peine nés et déjà déçus. Rêves impossibles caressés du bout des doigts. Réalités douces d’un moment sur une page brûlée de soleil. Tendresse cachée sous le masque de la gaieté retrouvée, il ne faut pas beaucoup de temps à UDHI pour qu’il m’offre son sourire foudroyant et ses yeux plissés en forme d’amande douce-amère. Et moi, inconsciemment, je suis prise au piège de la tendresse, empêtrée dans les filets dangereux de cet androgyne dont je ne saurais jamais s’il est la ruse personnifiée ou s’il est la candeur même. UDHI me touche e bras. Je sursaute. « Tiens je t’ai écrit un poème ».
***
Sur la plage, on éparpille les reste d’un mort à la mer, des restes entassés dans un panier d’osier tressé et posé sur le sable. Spectacle fascinant autant que révulsant. Il fait nuit et les vagues se jettent avec furie sur la grève. Le Gamelan égrène des sons monotones, la veuve exécute quelques pas sautillants autour des restes de son défunt mari. Puis le Pédanda se saisit d’une épée et fend brutalement et d’un coup, le panier et son contenu, faisant voler en éclats les morceaux de chair calcinée et des débris d’ossements noircis. La veuve se renverse, son corps s’arc-boute, se raidit, ses mains battent l’air. Serait-ce l’esprit du mort qui se manifeste à travers le corps de sa femme en transe ? Les amis et la famille se précipitent pour la soutenir. Encore quelques soubresauts, elle revient à elle tandis qu’un participant se jette, lui, sur son « kriss » (couteau à lame ondulée), cherche à enfoncer la lame dans sa poitrine. Il grimace sous l’effort pour tenter d’introduire le métal effilé dans son corps. Lui aussi est en transe. La lame plie sur ses muscles bandés, elle glisse sur sa peau brune sans qu’aucune seule goutte de sang ne perle.
Tout va très vite, tout est si inattendu. C’est enfin au tour du Pédanda d’égorger un canard. Là, le sang gicle. Sous les cris des spectateurs, il jette le panier à la mer avec l’animal égorgé. La cérémonie s’achève. De grosses lames ramènent l’animal sur le sable tandis que le vent éparpille les restes du défunt.
De la vie naît la mort, de la mort naît la vie.
L’amour, la vie, la mort.
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