La Thaïlande, un pays de larmes derrière les sourires
Dans tout roman il y a une part – lourde – de vérité. Dans les miens en tout cas. Broder une pure fiction dans le bourbier de la réalité thaïe, politique ou sociale, c’est ce que j’aime faire. La réalité nourrit mon imaginaire.
Derrière cette réalité cruelle – théâtre de violence, de mort, de misère, de gens qui vont « haa kin » (« chercher à manger » c’est-à-dire chercher du travail, à la ville ou ailleurs) – il y a parfois et souvent une autre réalité.
Dans « Théâtre d’Ombres », le frère aîné d’Excalibur meurt du sida dans les bras d’une mère admirable. Vrai.
Le garçon ne veut plus dormir dans sa chambre à l’étage, trop loin des toilettes aux R-de-C et le pauvre se vide littéralement. Alors il choisit de dormir sur le carrelage de la pièce principale. La nuit il grelotte de fièvre, sa mère vient chaque nuit s’allonger près de lui pour le réchauffer, le prend dans ses bras comme l’enfant qu’il est toujours pour elle en dépit de ses trente ans et plus. Et elle fredonne des chansons à son oreille comme lorsqu’il était petit, pour le rassurer et pour qu’il trouve le sommeil. Vrai
Le fils meurt dans les bras de sa mère. A ce moment là, il y a plus de 10 ans, je tourne un documentaire avec le jeune frère, Excalibur, mon assistant. Nous sommes chez les « Padaungs » (que les Thaïs appellent « kho yao » (longs cous) et les touristes connement « femmes girafes ») Je raconte la vie de MaLaw et je suis près d’elle comme promis à la naissance de sa première petite fille, « little micha ». "Je sens que mon frère m’appelle"me dit Excalibur … Nous commençons a ranger le matériel et le soir même sa mère nous apprend la mort de son fils. Vrai
Nous traversons la Thaîlande d’extrême ouest en extrême est. 40 heures de bus avec un arrêt à Chiang Mai. Je tiens la main de Ek tout le long du voyage. Il n’a jamais pleuré. Vrai
Le père d’Excalibur, officier du gouvernement est chargé de contrôler les bouilleurs de cru de la région de Udon. (l’alcool fait maison) IL a un diabète si grave - et pour cause - qu’on lui a coupé une jambe. Imaginez ma surprise lorsque pour la première fois Excalibur m’invite chez lui. Son père naturellement, venait d’ôter sa jambe artificielle devant moi. Il meurt des suites de ce diabète. Vrai.
La mère est seule. Elle tombe entre les pattes d’un « passeur » qui lui promet un travail à Singapour et lui réclame une somme plus que rondelette pour passeport, billet, visa etc etc. Elle hypothèque sa maison, son seul bien. Après 2 voyages à Bangkok, et des réclamations d’argent supplèmentaire, le passeur disparaît dans la nature. Vrai.
La mère a tout perdu : mari, fils, maison, reste le beau voyou d’Excalibur, le musicien, le poète, le chanteur, le « jao chou » (le tombeur) qui a déjà deux enfants de 2 filles différentes. En fait 3. Le premier soir où je le rencontre, il me fait connaître une très jolie fille Isan, une de ses ex. Dans le bar où il donne un tour de chant, elle tend une photo à Ex, celle d’un bébé qui lui ressemble comme deux gouttes d’eau. Mais celui-là, il ne le verra plus car la belle a trouvé un vrai mari – Islandais – et il emmène femme et bébé d’Ex dans les pays du grand froid. Les adieux devant moi sont… émouvants. Je pense qu’il est soulagé. Vrai…
Ne pouvant compter que sur elle-même, la mère se met sur le marché. Donc… en quête d’un mari « farang ». Elle a la cinquantaine, mince comme une jeune-fille, belle encore avec le courage de celle qui – venant d’une famille aisée – a tout traversé avec bravado. Avec du pathétique dans le regard et l’envie de survivre. Elle trouvera à Udon, un retraité américain. Elle vit maintenant aux Etats-Unis, et étant donné la différence d’âge avec le mari Farang, elle doit être encore et toujours en train de jouer l’infirmière. Peut-être…
Excalibur a quitté la scéne et la vie d’artiste pour travailler dans un service de sécurité à Phuket. Il me fait signe de temps en temps. Vrai…
Pourquoi je raconte cette histoire ? Parceque :
1) c’est juste une tranche de vie presque banale dans sa tragique réalité dans un pays où les élites ne partagent pas les richesses du pays et où il est plus facile pour eux de garder le peuple dans l’ignorance. En leur prêchant la soi-disant sufficiency economy... Entendez par là la « sufficiency democracy » Le rêve de l’élite c’est de ne jamais faire voter les « ignorants ou les pauvres »
2) Parce que ce matin dans le Bangkok Post, je lis qu’une mère d’Isan a confié ses 2 gamins (15 et 13 ans) à un passeur qui a promis du travail aux 2 garçons en trichant sur leur âge. La mère les croyait dans le sud du pays dans une usine de tri de poissons… ils ont été vendus à un trafiquant et ont travaillé sur un bateau. Ils sont actuellement entre les mains des autorités indonésiennes.
Thaïlande, terre de richissimes dont le premier et le plus riche de tous bat tous les records du monde. Des serviteurs de cour dont les tenants ont des chiens promus au grade de colonel. (la vidéo qui le prouve est interdite, mais je me demande qui ne la pas vu)
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Je vois une mère pleurer sur le journal et je me souviens du visage sans larme de la mère d’Excalibur à la mort de son fils. De son regard soulagé à la mort de son mari. De son regard soumis lorsque son vieux mari farang l’a poussée vers le comptoir de l’émigration alors qu’elle faisait un dernier signe d’adieu à son fils. De son regard vide en quittant la terre de ses ancêtres. Vrai.
Je t’ai aimé à ma façon Exalibur, voyou et poete, parce que justement voyou et poete ! Au point de faire de toi un personnage emblématique dans « Théâtre d’Ombres » et puis encore (mais là j’ai fait de toi un vrai rebelle) dans « Là où s’arrêtent les frontières ».
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La Thaïlande des riches tue les rêves des pauvres qui parfois abandonnent leurs enfants, les confient à des trafiquants ou se rabattent sur … Pattaya ou les quartiers chauds de Bangkok ou Phuket… points de départ pour l’Islande, l’Amérique, ou n’importe quel ailleurs…
Il me reste dans la tête une chanson écrite pour moi par le musicien aux doigts déglingués de guitariste. Et intitulée « Maya » : illusion. Chanson enregistrée en studio à Udon Thani :
Shan maa jaak daen khlaai, ciwilaï khong meuang ko rou… Je viens d’un pays lointain à la grande civilisation mais je sais que c’est le pays de l’illusion. !!
Je viens de lire. Et alors que dehors, novembre dégouline froidement, je sais que mon prochain séjour à Bangkok sera encore moins superficiel que les précédents. Merci ;-)
Rédigé par : Jean-Claude Torelle | 15/11/2014 à 19:55
Merci Jean-Claude : ça prend du temps et de l'énergie de savoir ce qu'il y a sous le voile de la pudeur thaïe. J'ai pu entrer dans la famille d'Excalibur, parce qu'on avait vu en moi une éventuelle ouverture sur "l'ailleurs"... ce qui n'était pas faux. La mère a pensé que je pourrais être la petite amie de son fils.... et puis elle a pensé - comme je retournais souvent en France - que je pourrais l'employer comme femme de ménage....Savoir qu'il y a toujours une réalité derrière la réalité apparente.Tout paraît simple en surface mais c'est souvent compliqué. A bientôt.
Rédigé par : Michèle Jullian | 16/11/2014 à 02:37