Si l’Asie n’avait aucun pouvoir de modifier mon point de vue sur la vie en général, quel intérêt à tous ces voyages ? L’Asie, si je ne vais pas à sa rencontre, je la retrouve, ici, en France, à Paris. Immuable dans sa façon de penser, son comportement. Dans sa réalité, loin des complaisances touristiques.
Je dîne souvent dans un restaurant juste au coin de ma rue et du Bd Montparnasse : le « Mian Fan » : cuisine fusion mais très chinoise par son personnel et sa « patronne » (le mot n’est pas choisi au hasard, elle est un peu comme un « mamasan », et je me suis servie d’elle dans mon dernier roman dans lequel je l’appelle Madame Li, "une chinoise qui aime les pivoines").
Fei est serveur, je le connais depuis quelque temps donc. Lui connaît mes goûts. Après trois mois d’absence, il me montre la carte, pour le principe, et dit : « salade de saumon et mangue, comme d’habitude » ? Je fais oui de la tête avec un sourire. « Et puis un cheese-cake » ? Pas besoin de commander !
Je suis venue très tôt, il est minuit à mon horloge biologique mais 7 heures du soir à Paris, l’heure de dîner en Thaïlande. Pas grand’ monde dans le restaurant à part Mme Li et son petit fils qui blablatent en chinois. Je profite du calme de ce moment, pour poser quelques questions à Fei.
- C’est quoi le bonheur pour vous ? Question très indiscrète pour un asiatique mais il y a une petite complicité entre nous, Fei me glisse toujours des chocolats en supplément avec mon café. Je prends le temps de lui expliquer les évènements politiques en Thaïlande – il sait – et la promesse du chef de la junte de redonner le bonheur à son peuple.
- « Alors dans ce contexte, c’est quoi pour vous le bonheur, Fei ? »
Il me répond :
- « 1°) – que mes parents vivent le plus longtemps possible – 2°) que ma fille puisse suivre ses études – 3°) que mon frère trouve du travail en Chine.
J’insiste… « OK mais pour vous ? » « Ben moi, j’espère pouvoir un jour ouvrir un petit restaurant et retourner en Chine ».
Je lui fais remarquer qu’il s’est placé en 4è position.
- « Normal, la famille passe en premier. Pour soi, c’est toujours après… tandis qu’ici en France c’est tout l’inverse ».
J’ai honte de ne pas connaître mieux Fei en dépit de mes nombreuses visites dans ce restaurant lorsque je suis à Paris. Pour moi c’est « le serveur chinois ». Mais ce soir c’est différent, je suis encore entre deux univers, entre deux rives.
- « Fei, est-ce que tu dis à ta femme « je t’aime ? ».
Il rit. Il a été marié à une française mais s’est très vite séparé. « Non, l’amour c’est au-dedans. Dans le cœur. On ne dit pas ces mots ».
Personnellement, à mon chéri, je dis « I love you » au téléphone à chaque fin de communication. Dans une langue intermédiaire donc, ni française « je t’aime » ni thaïe « Shan rak thoeu ». Et lui me répond « Khop khun khrap ». « Merci ». J’insiste : «Si tu devais me faire comprendre que tu m’aimes sans utiliser ces mots-là, que dirais-tu ? » « Je dirais « tu es comme ma mère. » (Je précise que nous avons le même âge, nous ne sommes pas un couple désassorti avec des rapports de 1/3. Nous sommes 1/1)). En Thaïlande, il y a les mots, les mots faciles hurlés depuis les portes des bars, il y a les sentiments qui ne s’expriment pas, ou alors ils sont déconcertants si on reste les deux pieds plantés dans sa propre culture. Et puis en Thaïlande, la mère, C’EST TOUT.
Je ne suis pas triste de m’éloigner pour un temps de ce pays, c’est même une nécessité que de prendre de la distance. Ce qui vous manque, c’est ce que vous avez perdu, je ne le perdrais jamais, même si je devais m’en éloigner définitivement. Vivre loin de lui, c’est juste changer d’objectif, comme pour la photo, et du coup, le voir avec des contours adoucis. Mais aimer avec plus d’indulgence ce n’est pas avoir moins d’exigence. Ce pays je l’aime sans dépendance, je suis beaucoup trop indépendante pour cela.
Au 58è étage, il faut signer une "décharge" pour qu'on vous ouvre le balcon de votre chambre !
Dans la vie, on ne signe rien , pas de décharge, tout est à vos risques et périls !
j'adore le «Si tu devais me faire comprendre que tu m’aimes...........que dirais-tu ? » et surtout la réponse, d'une pudeur candide ^^ « Je dirais « tu es comme ma mère. » merci Michèle pour ce partage :)
Rédigé par : eric bedel | 20/06/2014 à 23:30
La mère, c'est tout en Thaïlande...même les jeunes moines qui entrent au monastère le font pour leur mère, c'est rarissime qu'ils mentionnent le père, ou même les parents...C'est toujours touchant pour moi. Il y a une sublime chanson qui a été écrite par Pongsit Khampee sur la mère..; Toutes les femmes thaïes pleurent en l'écoutant.
Rédigé par : Michèle Jullian | 21/06/2014 à 07:08