J’ai découvert il y a peu, grâce à mes petites filles, un jeu pour enfants - fait de centaines de petites pièces de bois naturel - appelé « Kapla ». On peut construire des ponts, des maisons. Tout est laissé à l’imagination. L’ensemble repose sur l’équilibre. Qu’une seule pièce manque, l’édifice risque de s’affaisser. Il faut alors rééquilibrer. Si l’on ôte plusieurs pièces, c’est tout l’édifice qui s’écroule. Telle est la société thaïe.
Plus que toute autre société, la Thaïlande doit son équilibre à quelques principes de base, bien ancrés dans la mémoire collective (donc la culture). Une légitimité du pouvoir représentée par le roi et une hiérarchie compliquée et mystérieuse ; Jusqu’à présent et depuis des décennies, cette légitimité n’a jamais été vraiment remise en question (difficile d’expliquer pourquoi sans prendre de risques), grâce à un enseignement basé sur le « bourrage de crâne ». Je le sais j’ai enseigné pendant 4 ans sans jamais pouvoir casser ce système. Comme mes élèves étaient en M5.M6, c’est-à-dire les 2 dernières années avant l’entrée à l’université, c’était trop tard pour « casser le moule » et leur apprendre à penser par eux-mêmes !
Donc les thaïs partagent une même identité (inculcation du principe de « thaïness), une identité qui réunit. Qu’une seule personne ou qu’un groupe vienne à mettre en doute ce principe, c’est l’édifice du « Kapla-Thaïlande » qui menace de s’écrouler. C’est ce qui est en train de se passer.
J’ai la chance d’être trans-border. Je franchis des frontières, les vraies et les imaginaires, mais surtout les frontières culturelles à l’intérieur de la société thaïe. J’échange chaque jour avec des thaïs de toutes les couches de la société : conducteur de tuk-tuk (je connais leurs blagues), vendeurs de rues (je suis cliente) riches sino-thaï, golden boy du stock exchange de Bangkok, étudiant de CM University, chercheur, journaliste, retraités etc.. les opinions divergent mais ces gens parlent de leurs doutes concernant le système. Et s’ils me parlent c’est que je suis bavarde, je vais vers eux, j’inspire confiance, je suis « adaptable » (barrez ce que vous voulez). Beaucoup mettent en doute le système, sa légitimité, sa hiérarchie. Et c’est bien ce que craignent ceux qui veulent faire marche arrière à ce pays. Ils ne veulent pas que le système établi par eux depuis des décennies soit remis en question.
Je tente donc quelques explications pour comprendre cette société. La Thaïlande c’est la culture de la « déférence », du « krengjaï » si vous préférez. Dans le dico, déférence c’est : « avoir des égards particuliers envers des personnes pour leurs opinions, leur jugement, leurs qualités, leur valeur (complaisance, obséquiosité, hommage, respect sont des synonymes). La vraie déférence est celle que l’on montre à l’égard de ceux qui possèdent des « choses » immuables : l’âge, le rang social, la famille, la richesse.. la déférence s’exprimera de différentes façons selon que vous êtes enseignant, parrain, moine ou gangster (ou politicien, souvent la même chose).
Quand on a le « bon » nom de famille, le titre, l’entregent, la richesse, toutes les portes s’ouvrent sans aucune difficulté et la justice ne fonctionnera pas de la même façon si vous commettez un crime qui vaudra la prison à un pauvre paysan, mais pas à vous. C’est un système, une culture. En tant qu’étrangers on peut comprendre ce système mais nous nous interrogeons sur son principe qui n’est pas basé sur la valeur ou le mérite mais sur le nom, la lignée, l’argent. C’est le fondement du patronage et du clientélisme accepté par ceux qui offrent et ceux qui protègent, par ceux qui attendent en retour et par ceux qui accordent leurs bienfaits ! Un système tellement ancré dans la société thaïe qu’il est difficilement discutable, remis en question, critiqué ou discuté. Il doit être accepté. Ou…
Pour donner un exemple concret, et là je me réfère à une étude de Christopher Moore sur la société thaïe (traduction approximative de mémoire) : Certaines personnes ont critiqué la constitution de 1992 qui exigeait que les candidats au parlement (MP) aient un diplôme universitaire, une façon d’exclure tout candidat venant des classes rurales qui n’ont pas bénéficié des mêmes études. Mais, ce qu’il y a d’intéressant c’est que cette exigence est complètement acceptée par les classes rurales elles-mêmes, c’est-à-dire les « moins éduqués ». De leur point de vue « seulement quelqu’un avec un diplôme universitaire peut obtenir le respect des officiels du gouvernement et donc plaider leur cause auprès d’eux » ».
J’ai toujours entendu ça moi aussi lorsque j’habitais en Isan. Pourquoi respectez-vus autant et pourquoi élisez-vous tel riche parrain ? « Justement parce qu’il a de l’argent, quelqu’un de pauvre ne pourrait pas nous défendre ».
MAIS et voilà où ça commence à être intéressant. Les jeunes thaïs voyagent, ont accès aux médias sociaux et donc ouvrent les yeux sur d’autres systèmes (pas parfaits non plus, mais DIFFERENTS). Alors le questionnement commence. Et quand le questionnement commence… l’édifice tremble...
Exactement le texte attendu pour mieux comprendre cette complexité qui n'est pas à la portée des voyages occasionnels ou de ceux qui ne parlent pas la langue.Merci.
Rédigé par : Marie de Ban That. | 23/05/2014 à 06:42
Coucou Marie. Pas simple d'expliquer la société thaïe dans toute sa complexité... Grâce à mon compagnon je la comprends mieux. Pas toujours facile de l'accepter non plus.Mais j'essaie de partager mon cerveau en deux !! A bientôt.
Rédigé par : Michèle Jullian | 23/05/2014 à 07:05
Merci Michèle, cela nous permet de mieux comprendre certains fondement qui nous font défaut, et donc de mieux appréhender les événements.
Rédigé par : Keurzion | 23/05/2014 à 08:07
Et c'est très important pour nous d'apprendre au travers de vos textes. Notre attitude et nos visions se voient changés. Et nous abordons le pays avec plus de sérénité. Une image de légende du pays pour moi est celle du film Anna et le Roi. Et j'apprends à aimer ce pays malgré tout. Merci Michèle.
Rédigé par : Marie de Ban That. | 23/05/2014 à 09:41
Mercredi soir, Key, la patronne de mon restau thaï préféré, m'a appris avec tristesse que le vieux marché en bois (plus de150 ans) au bord du klong Samrong à Bangpli, dans lequel je passe le plus clair de mon temps quand je suis à Bangkok, venait d'être détruit par le feu. On soupçonne un court-circuit. La loi martiale venait juste d'être annoncée. J'y voyais déjà un symbole fort. Venise, malgré les coûteux rafistolages, finira au fond des eaux. Les systèmes passent et repassent, les rois trépassent, leurs successeurs trépignent. Et les petits dégustent. L'édifice tremble. Quelles pièces va-t-il falloir ôter à tout prix pour faire tomber les murs pourris du temple sans qu’il perde sa splendeur? Je n’aimerais pas être à la place du joueur.
Rédigé par : Jean-Claude Torelle | 23/05/2014 à 11:28
Merci Marie de Ban That et à vous Keurzion....pour vos commentaires. Le moins que l'on puisse dire est que ce pays est complexe vu avec un esprit occidental, mais passionnant à découvrir. A bientôt.
Rédigé par : Michèle Jullian | 24/05/2014 à 08:32
Bonjour Jean-Claude... Triste cet incendie, Mauvais présage ? En tout cas j'apprécie beaucoup votre lucité pleine d'humour.
Rédigé par : Michèle Jullian | 24/05/2014 à 08:34
Mauvais présage ou message tout simplement sur l’impermanence. La tristesse du vieux monde qui part en fumée et l’espoir d’une culture qui renaîtra peut-être encore plus riche de ses cendres. Rêvons en chœur :-) Quant à moi, j’apprécie le regard que vous posez sur le monde et les gens qui l’habitent. Un regard qui souvent confirme le mien, et parfois le recadre utilement. Merci :-)
Rédigé par : Jean-Claude Torelle | 24/05/2014 à 22:37
Vos commentaires sont très enrichissants Jean-Caude. Ils sont non seulement bienvenus sur mon blog mais souhaités... A bientôt.
Rédigé par : Michèle Jullian | 25/05/2014 à 11:17