Je décolle les paupières avec peine pour voir défiler un paysage de désolation et inondé sous un ciel lourd, gonflé de pluie. Après les bidonvilles de Jogja, les canaux puants et noirs de Semarang jalonnés de cabanes rafistolées, pour les « commodités », c’est le cloaque de boue et de misère qui continue : cauchemar peuplé de rats à la dérive, immondices, murs lépreux et canaux charriant tous les microbes de l’Asie ; On ne distingue même plus la rivière de la route tout disparaît sous une uniformité miroitant et trompeuse.
Il semble pourtant régner une grande activité dans ces faubourgs de misère, qui, sous la pluie, prennent des allures de fin du monde : des enfants rient, la vie éclate, accrochée à tout ce qu’elle peut, belle comme une fleur sur un tas de fumier. Des femmes lavent leur sarong dans les torrents de boue, se brossent les dents avec conviction dans ces égouts à ciel ouvert. On naît, on meurt dans ces abris de plastic et de tôle, on aime et on joue dans cette vase permanente. On appelle au secours aussi, mais qui se soucie de ces laissés pour compte ? Seraient-ils mieux dans leur campagne plutôt que dans ce mirage qu’est la ville tentaculaire. Mieux vaut cultiver la terre plutôt que de grossir les rangs des voleurs, des voyous et des mendiants jouant au couteau… et pas seulement pour effrayer les touristes. Il faut bien manger. Vivre quoi !
On traverse les vieux quartiers de l’ancienne Batavia (Jakarta du temps de l’occupation hollandaise), on longe des petits canaux couleur de boue où se mirent de vieilles demeures pittoresques et nostalgiques.
Le taxi s’engage dans une rue inondée ; L’eau monte jusqu’à hauteur des pare-chocs, et s’infiltre peu à peu dans l’habitacle de la voiture. Si le moteur cale, il nous faudra quitter cet îlot de sécurité pour affronter la rue, traverser la chaussée inondée avec enfants et bagages sur le dos, de l’eau à mi mollet ; Mais les taxis de Jakarta en ont vu d’autres, et la course se termine sans encombre jusqu’à nôtre hôtel.
Chambre du 8è étage. Un rat gris et monstrueux se promène sur la barre qui retient les tentures. Cri d’effroi à la vue de la bestiole. Instinctivement, on se jette sur les lits ! Les garçons d’étage amusés se moquent de nous, l’un d’eux brandit un torchon et la chasse commence. Sur son perchoir le rat, presque aussi gros qu’un chat, ne veut pas descendre en dépit des hurlements des garçons qui secouent les tentures en tapant du pied. Finalement, affolé, il dégringole, et paniqué se met à courir de droite et de gauche. La chasse se termine dans le couloir, à coups de pieds et de talons et un des garçons, nous montre fièrement son trophée qu’il tient par la queue, qu’il ira ensuite jeter dans la plus proche poubelle.
En dépit de la misère, de ses mendiants qui béquillent sur une jambe, des enfants affamés, de sa puanteur de poubelle, Jakarta est l’une des villes les plus peuplées d’Asie. On y fait griller le homard en pleine rue, on y déguste des soupes chinoises, le riz pimenté et les satés, ces brochettes minuscules qui ont l’air d’être recouvertes de chocolat. On s’y promène en « becak », scooter pétaradant qui pousse une caisse flamboyante de dessins naïfs ou humoristiques. On y croise des « bantji », ces travestis mâles qui vous draguent sans pudeur. Étrange ville où un fonctionnaire qui gagne 30 000 roupies (environ 300 francs) par mois, peut s’offrir le luxe de deux villas et une Mercedes dernier cri, où la société considère l’homosexualité comme un comportement individuel, chaque personne étant libre de mener sa vie comme il l’entendent, à condition de ne pas nuire aux autres – où « indépendance » se dit « merdeka » où l’on construit un magasin Sarinah et un hôtel de luxe avec les fonds prévus au développement des services publics, où, où où,….. (Ça a beaucoup changé depuis, les islamistes ont fait leur travail !)
Je n’ai pu résister à l’envie de sortir ce soir, en dépit du mauvais état de ma cheville. Et quelle soirée ! Jakarta transformée soudain en belle de nuit, s’habille de lumières, de néons qui cache la crasse mais ne dissimule pas l'odeur pestilentielle de ses égouts.
De grands immeubles illuminés : Pertamina, Total, banques américaines… surgissent de la nuit, écrasant les bidonvilles noyés dans l’ombre de leur misère.
Par la TV indonésienne, nous apprenons l’arrivée du bâtiment de guerre français la JEANNE D’ARC (la JEANNE) dans le port de Jakarta. Six sous-officiers en grande tenue blanche ont déjà commencé leur tournée des grands ducs et nous avons vite fait de trahir notre nationalité en pouffant à quelques-unes de leurs plaisanteries. L’invitation alors ne se fait pas attendre. ET la fête commence à l’Indonésia », endroit chiquissime par excellence ! Le souvenir de Jakarta restera définitivement marqué par la Marine Française !
Ambiance feutrée de l’Indonésia, musique en sourdine de la coffee-shop, chinois bedonnants et leur famille dignement attablée, élégantes indiennes en sari crissant, brodés de fils d’or, jeunesse sophistiquée aux vêtement sublimement coupés, regards hautains et dédaigneux des belles indonésiennes aux yeux en amande… Pourquoi les gens riches en Asie sont-ils si beaux ?
Contre cette élégance, ce pur raffinement asiatique, nous n’offrons que notre grivoiserie, notre paillardise de français qui a bu un coup. D’un côté, des générations de traditions, une réserve guindée et froide, la quintessence de la grâce et de l’élégance… de l’autre, le laisser-aller, la gouaille et les plaisanteries de corps de garde. Je me demande si la France est bien représentée ce soir dans cet hôtel international ? Ici, quand on a de l’argent on ne s’esclaffe pas en public, on se doit d’être raide et compassé et les beautés au regard coulissant et indifférent, sont glacés et glaçant. Qu’importe ! Le nombre de consommations ingurgitées avec insouciance – merci la marine ! – nous confère un certain prestige, - on respecte l’argent en Asie – et nous assure l’estime du maître d’hôtel qui ira même jusqu’à battre discrètement la mesure lorsque nous entonnerons en cœur une chanson mondialement connue.
Vers 2 heures du matin, on se quitte, on s’embrasse, on promet de se revoir à Singapour, prochaine escale de la Jeanne, et le taxi s’éloigne sur l’air de « Ce n’est qu’un au revoir » !

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